Espéranto : Quelles perspectives un siècle après le premier congrès ?

Publié le mardi 12 avril 2005 par admin_sat

Il y a cent ans

Un siècle. Un siècle déjà s’est écoulé depuis ce moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité où Zamenhof s’est adressé aux participants du premier congrès international d’espéranto en disant : « Je vous salue, chers amis [1], frères et sœurs de la grande famille humaine, qui êtes venus de pays proches et lointains, des États les plus divers, pour vous serrer la main en un geste fraternel (…) Notre réunion est modeste ; le monde extérieur n’en sait pas grand-chose et nos paroles ne s’envoleront pas par le télégraphe vers toutes les cités (…) du monde (…). Mais la salle où nous nous trouvons est parcourue de vibrations mystérieuses, à peine perceptibles par nos sens, mais susceptibles d’être reconnues par toute âme sensible : (…) les vibrations qui accompagnent la naissance de quelque chose de grand. » Après quoi il a ajouté : « Ici il n’y a pas de nations puissantes et de nations faibles, de peuples privilégiés et de peuples sans privilèges, personne n’est humilié, personne n’est embarrassé, (…), nous sommes tous égaux en droits ; nous nous sentons tous membres d’une même nation, d’une même famille. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous, appartenant aux peuples les plus divers, nous côtoyons non comme des étrangers, non comme des concurrents, mais comme des frères qui se serrent la main (…) en toute sincérité, d’être humain à être humain. Prenons conscience de l’importance de ce jour, car aujourd’hui entre les murs accueillants de Boulogne-sur-Mer, ce ne sont pas des Français qui rencontrent des Anglais, ni des Russes des Polonais, mais des hommes qui rencontrent des hommes. »

Sans doute, quand j’ai qualifié ce jour de 1905 de moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité, la plupart d’entre vous vous êtes dit : « Il exagère ». Peut-être. Mais mon impression n’est pas sans fondement.

J’ai été très impressionné par une histoire vraie que j’ai découverte dans un document de l’Unesco. Il y a bien longtemps, un chef africain que l’on cherchait à convaincre de l’intérêt qu’il y a à savoir lire et écrire refusait de se laisser persuader. On lui a alors proposé une expérience. Qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, à quelqu’un qui notera ses paroles, et on portera le papier à un autre village, et il accompagnera ceux qui feront le trajet. Dans cet autre village, quelqu’un qui n’était pas là quand il a parlé et qui ignore donc ce qu’il a dit lui lira ce qui est écrit. Le chef a accepté. Quand le groupe est arrivé dans l’autre village et qu’on a lu à haute voix ce qu’il avait dicté, il n’en est pas revenu. Quelqu’un qui n’était pas là a pu lui répéter exactement ses paroles ! Incroyable ! Un vrai miracle !

C’est un fait que l’invention de l’écriture a eu des conséquences impressionnantes. Nous devons une bonne partie de notre confort, de nos plaisirs, de nos connaissances, de nos joies, de notre santé au fait que l’écriture existe. Sans l’écriture nous ne serions pas ce que nous sommes. C’est pourquoi on peut dire que le moment où pour la première fois des idées ou des informations ont été transmises par écrit a été un moment clé dans l’histoire de l’humanité, même si personne ne sait où et quand cela s’est produit.

À mon avis, le moment où, pour la première fois, des personnes de vingt pays se sont comprises sans interprètes et sans que quiconque doive parler la langue d’un autre peuple a été un moment clé dans l’histoire de l’humanité. Et ce moment extraordinaire s’est présenté ici à Boulogne en 1905.

Un autre fait d’une importance capitale a eu lieu quand Zamenhof a déclamé son poème « Prière sous l’étendard vert » : plusieurs personne ont pleuré ! Ainsi l’argument de ceux qui prétendaient qu’une langue née dans un cabinet ne pouvait qu’être une langue sans âme s’est trouvé anéanti à jamais. Si la récitation d’un poème peut émouvoir jusqu’aux larmes, cela signifie que la langue dans laquelle il a été écrit est bien plus qu’une langue robot, qu’une langue mécanique, réservée aux échanges de la vie pratique, comme l’affirmaient la majorité des intellectuels de l’époque. Elle peut toucher les cœurs. Elle a une âme.

Nous sommes nombreux à avoir fait l’expérience de cette âme dans les circonstances les plus diverses. Nous savons que l’espéranto peut nous faire vibrer : enthousiasme, joie, déception, fureur, nous avons fait l’expérience qu’il peut provoquer en nous tous ces états affectifs, nous savons que nous pouvons nous disputer, nous quereller, nous mettre en colère dans cette langue, mais aussi l’utiliser pour consoler ou exprimer notre amour, et que dans toutes ces circonstances, l’espéranto ne se montre jamais inférieur aux autres langues. Quand on a vécu quelque chose, on ne peut pas douter de son vécu. Aussi, quoi que disent les sceptiques qui prennent l’espéranto pour un code sans vie, nous savons qu’ils se trompent. Même si nous n’arrivons pas à communiquer notre expérience au monde extérieur, le fait demeure que l’espéranto est quelque chose de vivant, une langue dotée d’une âme. Nous le savons parce que nous l’avons vécu. Ce n’est pas une question d’opinion, et donc de subjectivité. C’est un fait, une chose objective, alors que l’idée que l’espéranto est une langue sans âme n’est qu’une simple opinion subjective, préconçue, qui ne se fonde sur aucune expérience ou observation.

À côté des faits, les opinions n’ont aucun poids, à terme. Les opinions varient, évoluent, mais les faits restent des faits, solides, impossibles à annuler, destinés à vaincre, parce qu’ils sont la réalité, alors que les opinions ne sont que des images mentales, qui, si elles ne se fondent pas sur le réel, ne peuvent que se désagréger au bout d’un certain temps.

Les trois cerveaux humains et l’âme de l’espéranto

Le cerveau humain est triple. Dans sa couche la plus intérieure, il est purement instinctif, il équivaut au cerveau d’un serpent : c’est le siège de la partie préhistorique, la plus primitive de notre être, c’est là que nous vivons les émotions primaires, comme la panique, le désir, l’agression, c’est là que se trouvent les commandes qui nous permettent d’avoir les réactions les plus élémentaires : prendre, nous cacher, fuir, attaquer. Mais au-dessus de ce cerveau reptilien se trouve le cortex, qui est divisé en deux hémisphères, semblables aux deux parties d’une noix dont on vient de briser la coque. Ces deux hémisphères exercent des fonctions différentes. [2] Chez un droitier, l’hémisphère gauche est celui des mots, des chiffres, des mesures, de la raison, de l’analyse, de la déduction, des faits, de la volonté, de la discipline et autres choses de ce genre, c’est pourquoi je l’appelle le cerveau de la rigueur. L’hémisphère droit, pour sa part, est le lieu des images, des symboles non verbaux, des sentiments, notamment des sentiments esthétiques et artistiques, des atmosphères, de l’imagination, des métaphores, de l’intuition, des associations libres d’idées, des rêves et rêveries, d’une approche poétique du monde, de la créativité, de la liberté. J’y vois le cerveau de la confiance, car c’est lorsqu’on a confiance que cet hémisphère déploie son incroyable fécondité. En général, chez un individu, et souvent chez tout un peuple, l’un des deux hémisphères prédomine. Mais chez Zamehof les deux parties n’étaient pas seulement très développées, elles s’intégraient aussi de façon remarquablement harmonieuse.

Cette harmonie, on la retrouve dans la langue. L’espéranto est rigoureux, il exige de la discipline, et donc oblige à activer le cerveau gauche. Pensez à l’accusatif, au fait que les verbes sont ou transitifs ou intransitifs, au sens nettement défini des prépositions. L’espéranto est une langue plus rigoureuse que la plupart. Mais il est aussi plus libre. Le droit de combiner les monèmes, comme disent les linguistes, donc les racines, les affixes et les terminaisons, sans la moindre restriction est typique du cerveau droit, de même que la liberté qui est laissée à l’ordre des mots dans la phrase ou à bien des faits syntaxiques. Pour exprimer une idée donnée, l’espéranto dispose de nettement plus de moyens que les autres langues. Voyez le nombre de formules susceptibles d’exprimer l’idée « Je suis venu à Boulogne en train » : Mi venis al Bulonjo per trajno, al Bulonjo mi trajnis, mi venis trajne Bulonjon, Bulonjen trajnis mi, pertrajne mi al Bulonjo venis, mia alBulonja veno estis trajna, trajne mi alBulonjis, etc. Si l’espéranto offre à l’écrivain une souplesse et une richesse appréciables, cela tient précisément à cette coordination rare de la rigueur et de la liberté, à cette intégration des deux hémisphères cérébraux.

L’espéranto est unique à cet égard. Les autres langues privilégient l’un de ces deux aspects au détriment de l’autre. Le français et l’allemand sont rigoureux, mais laissent peu de liberté dans le mode d’expression (comparativement). L’anglais et le chinois sont plus libres, mais ils pèchent par manque de rigueur, et, partant, de précision. Oui, l’espéranto est unique dans le panorama des langues. L’intellect – la tête – l’utilise avec finesse, nuances, précision, clarté, mais l’affectivité – le cœur – y trouve lui aussi son compte et dispose là d’un moyen sans rival pour exprimer sa fantaisie, sa puissance émotionnelle, ses sentiments les plus intenses et les plus intimes.

Lorsqu’une chose est exceptionnelle, on a tendance à ne pas y croire. C’est pourquoi la majorité de nos contemporains n’arrivent tout simplement pas à imaginer les incroyables atouts de l’espéranto.

Messages cachés

C’est précisément pour cela que j’ai utilisé, il y a quelques minutes, l’expression « à terme ». On ne peut se faire une idée exacte du phénomène espéranto que si on le replace dans une perspective historique. C’est parce qu’ils évitent de le faire que tant de gens disent aujourd’hui :
« la langue mondiale est l’anglais ».

Cette phrase, que les médias répètent à l’envi, réapparaît constamment dans les discours de ministres et de PDG, comme dans la bouche de ceux qui s’adonnent au plaisir de refaire le monde autour d’une table de bistro. Mais personne, semble-t-il, ne se rend compte qu’elle véhicule toute une série d’idées jamais explicitées. Par exemple : « la victoire de l’anglais est définitive », « la diversité linguistique n’est plus un problème : l’anglais est là », « l’adoption générale de l’anglais n’a pour l’individu aucune conséquence financière », « il n’y a pas d’alternative », « il n’y a pas de handicapés linguistiques : si un ouvrier étranger subit une injustice parce qu’il n’a pas su s’exprimer correctement, ou si un patron de PME perd un contrat intéressant parce que son niveau en anglais n’est pas à la hauteur de la négociation avec le partenaire étranger, ils n’ont que ce qu’ils méritent : ils n’avaient qu’à bien apprendre les langues. »

Réfléchissez deux minutes. Vous sentirez que ces messages – et d’autres – accompagnent bel et bien la fameuse phrase sur la victoire de l’anglais. Ce sont des messages qui enferment dans une vision en tunnel, ne permettant aucune exploration de ce qui pourrait se présenter sur les côtés : il n’y a qu’une lueur, loin devant, l’anglais, sans lequel il n’y a pas d’issue. Ce conditionnement empêche bien des réactions normales, comme le serait, par exemple, de laisser émerger l’idée suivante.

Les anglophones tirent de nombreux avantages, et d’immenses bénéfices, de l’organisation actuelle de la communication linguistique. Les séjours linguistiques rapportent à la Grande-Bretagne un milliard d’euros par an. « English language teaching is very big business » (« L’enseignement de l’anglais est une source d’affaires importante »), disait naguère le bulletin d’information du Salon de l’anglais, tenu au Barbican Centre de Londres. Et le président du British Council a confirmé la chose : « L’anglais nous rapporte plus que le brut de la Mer du Nord ». Ces citations ne concernent que le Royaume-Uni. Or, les États-Unis engrangent encore plus de bénéfices du vaste usage mondial de l’anglais.

Il serait normal que les populations de langue anglaise paient ces avantages. N’est-il pas absurde que dans le monde entier, les contribuables non anglophones versent des montants astronomiques pour que l’État organise l’enseignement de l’anglais, dont le seul résultat est de mettre ses citoyens dans une situation d’infériorité ? Et ceux qui bénéficient de tous les avantages, qui reçoivent du simple fait de leur naissance une supériorité dans toute discussion, toute négociation, tout débat et à qui l’effort d’apprendre une langue étrangère a été épargné sont justement ceux qui ne déboursent rien pour cet avantage impressionnant ! L’équité exigerait que les pays de langue anglaise remboursent à tous les autres pays les mises de fonds faites pour amener leurs citoyens à les rencontrer sur le terrain linguistique. Par ailleurs, pendant que nous consacrons de nombreuses heures à l’étude de l’anglais, les anglophones disposent de ce temps pour étudier les sciences, les techniques, telle ou telle profession ou pour se détendre, se relaxer. Ne serait-il pas normal qu’ils compensent nos pertes de temps et nos efforts dont ils tirent beaucoup plus de bénéfices que nous ? Dans notre société néolibérale et mondialisée, aucun avantage n’est gratuit. Ils reçoivent un avantage énorme, qu’ils le paient ! Un peu selon le principe du « pollueur payeur ».

Les messages sous-jacents, non explicités, qui forment l’accompagnement mental et l’atmosphère affective de l’affirmation selon laquelle l’anglais est la langue mondiale s’insinuent dans les esprits au niveau inconscient. Comme ils ne sont pas perçus, il est impossible de s’en protéger. Et en pénétrant dans la partie inconsciente du psychisme, ils déclenchent un processus masochiste contre lequel seul la conscience pourrait protéger. Du coup, les victimes de la situation s’enfoncent de plus en plus en se répétant ces phrases, qui renforcent leur statut de victimes. C’est le système qui permet de maintenir les esclaves en esclavage et qui empêche les gens de basse caste d’imaginer pouvoir changer le système des castes. En se répétant comme des perroquets ces slogans sur l’anglais, nos contemporains se persuadent que rien ne peut être amélioré, qu’il s’agit d’une fatalité contre laquelle il est vain de se révolter, que les maîtres ont remporté une victoire définitive et que les perdants n’ont pas à relever la tête et surtout pas à se rendre compte qu’ils sont perdants. C’est comme une incantation de sorcellerie, une formule magique, dont l’effet est que les victimes acceptent de plus en plus leur condition de victimes. Le masochisme se renforce de répétition en répétition, mais hélas les victimes n’en ont pas conscience.

La quasi-totalité de ceux qui traitent de ces sujets négligent un fait très important. Dans l’hémisphère cérébral droit il y a chez tout homme une aspiration inconsciente, floue, à quelque chose d’indéfinissable, d’impossible à nommer, parce que trop imprécis, mais qui serait excellent pour l’ensemble du genre humain, une aspiration à une harmonie paradisiaque, à un monde où il n’y aurait pas d’injustice. Pour vague qu’elle soit, cette aspiration est très puissante, elle peut mettre en mouvement des énergies individuelles gigantesques, engendrer des dévouements remarquables bien difficiles à justifier rationnellement. Chez un certain nombre de personnes, cette aspiration à un bien dépourvu de contour précis et impossible à désigner s’est cristallisée dans le concept « espéranto », de sorte qu’ils investissent une grande part d’eux-mêmes, de leur libido, dirait Freud, dans le domaine marqué par le mot « espéranto ». Ce concept se voit ainsi doté de la force d’attraction que Carl Gustav Jung attribue à ces noyaux d’énergie, à ces nébuleuses psychiques qu’il appelle archétypes. Il devient la concrétisation, donc la forme pensable, d’une chose en soi impensable, de quelque chose qui se situe au delà des limites de ce qu’on peut nommer, mais qui attire les âmes avec une force infiniment plus grande que celle avec laquelle le plus grand électroaimant attire le fer.

La répétition de l’idée que le problème des langues a été résolu par le triomphe de l’anglais agit au niveau du cerveau gauche, qui répond en bloquant la fécondité du cerveau droit, où il refoule l’archétype, l’aspiration à la justice universelle dont je viens de parler. Cette réaction du cerveau gauche bloque la curiosité, elle stérilise l’esprit critique. Du fait de ce phénomène socio-psychologique, des millions et des millions de jeunes, de par le monde, sont contraints à se livrer des années et des années durant à des efforts disproportionnés pour tenter de maîtriser une langue dans laquelle ils ne seront jamais à égalité avec les natifs. Or, ce fléau n’est pas nécessaire, il existe une alternative qui donnerait à la jeunesse mondiale et à tous les contribuables, en fait à tous les États non anglophones du monde, un soulagement de beaucoup de charges financières très lourdes et les libérerait d’une manière absurde d’investir son temps et son énergie nerveuse. Cela, nous, petite collectivité marginale, nous le savons par expérience.

Mais le grand public a absorbé le message de la victoire définitive de l’anglais. Et quand on y croit de toute son âme, sans avoir la distance nécessaire pour regarder les choses d’un œil critique, on en arrive fatalement à adopter une idée complémentaire : si l’anglais a vaincu, l’espéranto a échoué.

Une façon de penser typique des enfants de quatre ans

Malheureusement, les usagers de l’espéranto se laissent influencer par l’opinion générale. Et ils ont tendance à y adhérer, tout au moins dans une partie de leur être. Ils en arrivent ainsi à souffrir d’un dédoublement qui peut être douloureux. Quelque chose en eux sait que l’espéranto a réussi, puisqu’il a enrichi leur vie. Mais ils n’arrivent pas à coordonner ce sentiment avec l’opinion générale pour qui l’échec de l’espéranto ne fait pas de doute. D’où une tension entre le social et l’individuel, entre le cerveau gauche et le cerveau droit.

Il vaut la peine d’analyser ce que disent ceux pour qui le projet « espéranto » a sombré dans un indubitable fiasco. Si l’on se livre à cet exercice, on est d’emblée frappé par le caractère absolu de cette conviction. Celui qui dit : « L’espéranto a échoué » ne doute pas que l’échec est évident, total et définitif. Cela équivaut dans son esprit à « L’espéranto, c’est nul ». Il a existé en tant que projet, le projet n’a pas abouti. Il n’existe donc plus, si ce n’est à titre de curiosité historique.

En fait, cette impression, selon laquelle l’échec de l’espéranto est absolu, total, définitif, ne peut se faire jour que chez quelqu’un qui raisonne comme un enfant de moins de six ans. Chacun d’entre nous n’est mentalement adulte que dans quelques domaines de la vie. Dans beaucoup d’autres nous continuons à fonctionner, intellectuellement, comme des petits de quatre ou cinq ans. À cet âge notre cerveau ne pouvait considérer simultanément que deux concepts, qui sont toujours symétriques, opposés et extrêmes : « grand » / « petit », « fort » / « faible », « premier » / « dernier », « tout » / « rien ». Les adultes les plus intelligents, mentalement tout à fait à la hauteur dans leur profession et la vie quotidienne, continuent à penser selon ce système binaire dans toutes sortes de domaines, comme la politique, la religion, les groupes humains (nations, races, classes sociales …), le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, les jugements sur l’autre sexe (souvent les idées sur le conjoint), etc. L’espéranto est un domaine où il est facile de mettre en évidence ce type de fonctionnement mental.

C’est ainsi que bien des gens sont incapables d’imaginer que l’espéranto d’aujourd’hui diffère de la langue telle qu’elle existait en 1887. Ce sont ceux qui disent : « Une langue vivante évolue, l’espéranto ne peut pas évoluer, donc l’espéranto n’est pas une langue vivante, c’est ce qui explique son échec ». Remarquez qu’il ne s’agit pas simplement d’un manque d’information, il s’agit d’une incapacité d’imaginer qu’une langue proposée par un seul homme puisse évoluer et s’enrichir du fait de l’usage quotidien. C’est typique de la pensée binaire de l’enfant petit. Deux termes seulement sont possibles : tout ou rien. Il y a la « Langue internationale » du Dr Espéranto de 1887, et c’est tout ; à part cela, rien n’existe qu’on puisse nommer « espéranto ». Quelle différence par rapport aux autres réalités ! Les villes se modifient, les styles changent, les musiques évoluent, la mode diffère sensiblement d’une décennie à l’autre, seul l’espéranto reste figé dans son état de 1887.

Ou bien considérons la manière dont on définit le succès. Pour la plupart, l’espéranto n’a pas réussi parce qu’il n’a pas conquis le monde. Pour eux, sa réussite impliquerait qu’on puisse aller dans n’importe quel pays du monde et s’adresser dans la rue à n’importe qui en espéranto en étant sûr d’être compris. Mais ils n’appliquent pas aux autres domaines cette conception du succès. Ils ne l’appliquent pas à l’anglais, par exemple. Et jamais ils ne penseraient : « Les Honda sont un fiasco, il existe de très nombreux automobilistes qui ont choisi une Toyota, une Mercedes, une Citroën, une Ford ou une autre marque. » On applique à la réussite de l’espéranto des critères qu’on n’utilise pas par ailleurs. N’est-ce pas intéressant ?

Perspective historique

À tout cela s’ajoute l’incapacité de situer les événements dans un déroulement historique. En conséquence, on ignore le concept « pas encore ». Ici aussi nous voyons une différence remarquable entre l’espéranto et les autres domaines de l’existence. Il y a bien des champs d’activité où des personnes luttent pour améliorer la vie sociale. Par exemple en ce qui concerne l’égalité entre êtres humains (hommes-femmes, noirs-blancs, couches sociales par rapport à l’égalité des chances), les droits des peuples indigènes, l’équité dans le commerce entre nord et sud, et bien d’autres. Ceux qui luttent pour faire avancer les choses dans ces domaines disent-ils : « Notre combat est un fiasco ? » Non. Ils disent : « Nous n’avons pas encore réussi. Il reste beaucoup à faire ».

En 1700, il y avait déjà des gens qui luttaient pour faire abolir l’esclavage. Mais en 1850, l’esclavage existait toujours. Aurait-il été juste, en 1850, de dire : « L’action pour l’abolition de l’esclavage a échoué » ? Non. L’histoire nous apprend que le seul jugement correct aurait été : « En 1850 la lutte contre l’esclavage n’avait pas encore abouti ». Mais jamais dans une discussion sur l’espéranto vous n’entendez dire : « L’action en faveur de l’espéranto n’a pas encore abouti ». Comme si la langue n’avait droit qu’à un nombre d’années limité pour conquérir le monde et n’avait pas réussi dans le délai qui lui était imparti. Mais pourquoi un délai ? D’où vient qu’il y ait un délai ?

L’idée que l’espéranto progresse au rythme des phénomènes naturels, qui se développent de façon exponentielle, ne vient pas à l’esprit des critiques. Dans une croissance exponentielle, la progression est très lente au début, mais elle s’accélère graduellement et à partir d’un moment-seuil elle devient très rapide. Ceux qui doutent de l’avenir de l’espéranto ignorent l’histoire. Pensez par exemple au système métrique. Il a été proposé par l’abbé Gilbert Mouton, prêtre à Lyon, en 1647. Cent deux ans plus tard, en 1767, il n’était utilisable nulle part, car seuls quelques farfelus le connaissaient. Aurait-on eu le droit de dire qu’il avait échoué ? Pas du tout. La suite des événements montre que la seule affirmation correcte aurait été : « Cent vingt ans après son apparition, la système métrique n’avait pas encore eu de succès ». De même, cent vingt ans après l’apparition de l’espéranto sur la scène mondiale, on doit faire l’hypothèse que, peut-être, l’espéranto n’a pas encore réussi à s’imposer. Pour autant, d’ailleurs, que « réussir » doive signifier, dans ce cas, « s’universaliser »., mais cela, c’est une autre histoire.

Cette perspective historique peut aider à se débarrasser de la tension entre sentiment subjectif et constatation objective dont j’ai parlé tout à l’heure. On peut choisir de se dire : « J’appartiens à une avant-garde ». De fait, ceux qui luttaient pour libérer le monde de l’esclavage ou pour faire officialiser le système métrique avaient raison même durant toute la période où leur action ne donnait apparemment aucun résultat concret, et où on les regardait avec ironie, les traitant d’utopistes. Nous pouvons nous voir dans la même situation. Bien sûr, il est possible que nous nous trompions, mais l’hypothèse selon laquelle nous sommes des pionniers n’est pas moins probable que l’hypothèse opposée si l’on compare avec des efforts comparables déployés au fil de l’histoire.

Peut-on prévoir l’avenir ?

La perspective historique se révèle souvent utile pour envisager comment l’avenir va se présenter. Certes, toute prévision est délicate. Si l’on fait une recherche sur les pronostics faits par des gens tenus pour spécialistes on s’aperçoit qu’ils se trompent bien souvent, en général parce qu’un événement imprévu est venu bouleverser une évolution qui paraissait raisonnable. Mais dans certains cas on peut pronostiquer de façon assez exacte le déroulement ultérieur. Les prévisions démographiques, par exemple, sont généralement fiables, et les épidémiologistes peuvent dire d’avance avec pas mal de précision comment se déroulera la progression d’une épidémie.

Je reviens à cette idée si répandue de la victoire définitive de l’anglais. Sur le pourtour de la Méditerranée, au premier siècle de notre ère, on pouvait dire la même chose du grec, peut-être pas du grec classique, mais d’un grec simplifié et peu correct, comme on dit parfois de nos jours que la langue mondiale est le « simple bad English ». En Europe, au onzième siècle, on pouvait dire que le latin l’avait emporté. Au dix-huitième siècle on pouvait le dire du français. Mais nous savons comment les choses ont évolué : chacune de ces langues a fini par perdre sa position dominante. Et le changement a chaque fois suivi l’évolution politico-économique de la vie internationale.

La prédominance de l’anglais dans notre société est liée à la prédominance, politique et économique, des États-Unis. Or, bien des faits donnent à penser que ce pays pourrait avoir dépassé le point culminant de sa puissance et avoir amorcé son déclin. Cette idée a été explicitement présentée dans un rapport de la CIA, rendu public il y a peu. J’hésite à aborderce terrain, parce que certains me reprocheront de faire de la politique. Il ne s’agit pourtant pas de politique, mais de considérations sur une évolution qui peut très bien se produire, car elle ne contredit ni la logique ni les faits actuellement connus. Certes, elle peut aussi ne pas se concrétiser. De quoi demain sera fait, nul ne le sait. Mais nombreux sont les commentateurs sérieux qui estiment que d’iciquelques décennies l’axe politico-économique du monde sera une alliance Chine-Inde-Brésil. Tels sont en effet les pays dont le développement est le plus rapide et le plus marqué, et ce sont trois pays dont le potentiel inexploité est encore énorme. C’est une des raisons pour lesquelles bien des spécialistes pensent que la langue mondiale de demain sera le chinois. Et de fait, dans le monde entier, les cours de chinois attirent de plus en plus d’élèves d’une année à l’autre.

Concrètement, qu’est-ce qui permet de dire que, peut-être – et je souligne ce « peut-être » – les États-Unis entament leur décadence ? Bon nombre de faits dans des domaines divers.

Considérons par exemple la situation économique. L’économie états-unienne [3] repose sur une construction extrêmement fragile qu’on peut résumer en disant : le monde produit, les États-Unis consomment. C’était déjà vrai pour les produits industriels, mais en 2004, pour la première fois depuis de nombreuses décennies, ce pays a été importateur net de produits comestibles. L’agriculture et l’élevage du pays n’ont pas réussi à nourrir la population. Le déficit commercial des États-Unis a atteint 630 milliards de dollars. Pour s’acquitter de ces dettes, les États-Unis doivent recevoir du reste du monde environ un milliard de dollars par jour. Peut-on, dans ces conditions, éviter la faillite ? Le principal pays qui permet aux États-Unis de se maintenir à flot est actuellement la Chine, dont l’excédent dans la balance commerciale avec les USA s’élève à 160 milliards de dollars.

Ceci concerne la différence entre les importations et les exportations, donc l’économie privée. Si nous nous tournons maintenant vers le domaine public, c’est-à-dire vers l’État américain, nous constatons que ses affaires financières sont encore moins prospères. La dette nationale s’élevait hier (26 mars 2005) à 7,79 billions de dollars, c’est-à-dire 7,79 millions de millions de dollars ou 7.79 mille milliards de dollars. (Quand Bush a assumé la présidence en 2001, il a hérité de Clinton des caisses tout à fait pleines ; l’État américain n’avait pas de dette à cette époque). L’essentiel de cette somme, les États-Unis le doivent aux pays d’Asie : la Chine, par exemple, à elle seule, a prêté au Trésor américain 83 milliards de dollars. Or, cette dette publique ne cesse de croître à une vitesse impressionnante. L’aventure irakienne coûte à l’État 5,8 milliards de dollars par mois. Il est douteux qu’un pays puisse longtemps fonctionner en portant la charge d’une dette nationale aussi lourde. C’est à cause d’elle que le dollar perd constamment de sa valeur, au point que les pays producteurs de pétrole envisagent de plus en plus de ne plus accepter de paiement en dollars, mais de faire de l’euro la monnaie de référence pour le commerce du brut.

Toutes sortes d’autres faits témoignent d’une évolution catastrophique des États-Unis, comme la diminution du salaire moyen [4], l’accroissement annuel de la proportion de personnes vivant sous le seuil de la misère [5], l’ampleur de la population carcérale [6], la plus importante du monde et en nombre absolu et proportionnellement au nombre d‘habitants, la dispersion excessive des forces armées hors du territoire national ou l’écart particulièrement grand entre données objectives et impressions subjectives, semblable à celui qu’on observait en Union soviétique avant l’effondrement de ce pays : par exemple, alors que tous les documents officiels de l’administration Bush montrent que l’Irak n’est pour rien dans l’attaque des tours new-yorkaises, plus de 50% des Étatsuniens, à en croire les sondages, sont persuadés que les hommes qui pilotaient les avions lancés sur les tours étaient de nationalité irakienne.

Comprenez-moi bien. Je ne dis pas que les États-Unis vont bientôt s’effondrer. Je ne sais pas. Personne ne sait. Peut-être réussiront-ils, moyennant un sursaut extraordinaire, dont la population étatsunienne est parfaitement capable, peut-être plus que beaucoup d’autres, à rétablir la situation. Il existe dans cette population un vaste potentiel d’énergie, de courage, de clairvoyance, et d’optimisme utile que le pays saura peut-être mettre à profit. Je dis simplement que si l’on étudie la situation des superpuissances de l’histoire juste avant leur effondrement, on retrouve les mêmes traits que dans les États-Unis d’aujourd’hui.

Quel rapport avec l’espéranto ? Tout simplement que la langue dominante est en général la langue du pays dominant. Si le statut de superpuissance passe des États-Unis à une alliance Chine-Inde-Brésil, on peut prévoir qu’au bout d’un certain laps de temps, les dirigeants se diront : « Pourquoi continuer à communiquer en anglais, langue difficile, totalement étrangère à nos cultures ? » Ils seront alors peut-être tentés d’adopter le chinois comme langue mondiale, car dans cette alliance la Chine pèsera d’un poids particulièrement lourd. Mais le chinois est encore plus mal adapté que l’anglais aux exigences d’une communication internationale, du fait de son écriture et de sa prononciation. Il est alors possible que l’on remarque que l’espéranto est là, disponible, et répond particulièrement bien au besoin de langue intermédiaire entre tous les peuples du monde.

Si vous trouvez que je déraille complètement, que je juge mal les faits et leurs conséquences possibles, je vous concède bien volontiers que vous avez peut-être raison et que je peux très bien être à côté de la plaque. Mais que voulez-vous ? On m’a demandé de dire quelles étaient les perspectives que j’imaginais pour l’espéranto un siècle après le premier congrès où cette langue a servi de moyen de communication entre personnes de 20 pays différents, et c’est ce que j’ai essayé de vous dire, avec la plus grande sincérité. À vrai dire, tout ce que j’ai dit jusqu’ici n’était que du remplissage. Le fond de ma pensée est beaucoup plus simple. Je crois à l’espéranto, je crois que ce sera un jour la langue normale de communication entre les peuples. Quand ? Dans 20 ans, dans 100 ans, dans 300 ? Je n’en ai pas la moindre idée, et cela m’est égal.

J’y crois en vertu d’une intuition d’une puissance invincible et je ne me vexerai pas si vous me dites que pour croire avec une telle force à une simple intuition, il faut être fou. Mais du moment que cette zone folle en moi ne fait de mal à personne et me rend plus heureux, pourquoi diable en aurais-je honte et devrais-je la rejeter ? Croire à une telle intuition peut être fou, mais cela peut être aussi quelque chose de tout à fait sain, mentalement parlant. En effet, je peux confirmer ma façon de voir l’évolution des décennies à venir par des arguments rationnels, fondés sur des faits, arguments qui ne valent pas moins que les arguments de ceux pour qui l’espéranto n’a pas d’avenir. Parce qu’en fait ils ne savent pas plus que moi ce que le futur nous réserve. Mais ce n’est pas à cause de ces arguments que je crois en l’avenir de l’espéranto, seulement en vertu d’une certitude de type mystique, inexplicable, dont on ne peut pas discuter parce qu’elle a ses racines dans mon hémisphère cérébral droit. Celui-ci, si on sait exploiter ses aspects positifs, peut se présenter comme un jardin merveilleux, féerique, où fleurissent la beauté, l’amitié, la fantaisie, la gaîté, la créativité. Et cette foi que j’ai dans l’espéranto me donne tant de joie que même si elle devait se révéler vaine au point de vue historique ou social, elle restera toujours pour moi, au point de vue individuel, pour son aptitude à créer des amitiés et à enrichir l’esprit, un trésor dont la valeur dépassera toujours tous les calculs humains.

Oui, notre hémisphère cérébral droit contient, dans sa partie paradisiaque, un énorme potentiel de plaisir et d’énergie. Comme je désirerais que tous les usagers de l’espéranto découvrent et pratiquent l’art d’aller s’y promener ! Et que tous les humains les y suivent. Jusqu’au jour où la bela sonĝo de l’homaro por eterna ben’ efektiviĝos [7].

Claude Piron
Boulogne sur Mer, 2005 03 27