Histoire de l’idée de langue internationale et de l’espéranto

Publié le samedi 21 août 2004 par admin_sat

« J’ai trouvé le volapük très compliqué et, au contraire, l’espéranto très simple. Il est si facile qu’ayant reçu, il y a six ans, une grammaire, un dictionnaire et des articles de cet idiome, j’ai pu arriver, au bout de deux petites heures, sinon à l’écrire, du moins à lire couramment la langue. ( ) Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut se refuser à faire cet essai."

Léon TOLSTOï (1894)
"J’ai étudié la grammaire de l’espéranto - ça ne veut pas dire que j’ai appris à le parler - et j’ai constaté que c’est une langue construite avec intelligence et qui a une histoire très belle."
Umberto ECO (1994)

Le cheminement d’une idée

Le premier essai vaguement connu de création d’un langage universel nous ramène au IIe siècle. Précurseur dans le domaine de l’expérimentation médicale, Galien construit un système de signes dont il ne reste pour traces que quelques notes historiques. Dix siècles s’écoulent ensuite sans événement notable dans ce domaine jusqu’à ce que l’abbesse Hildegarde de Bingen élabore un système universel de langue écrite et parlée par elle seule. Un autre saut dans le temps nous conduit quatre siècles plus tard, au XVIe, à la reconnaissance de la nécessité d’une langue commune pour tous les peuples par l’humaniste espagnol Vivès alors que le latin ne joue ce rôle que pour les privilégiés du savoir. Quelques principes de base pour une telle langue sont formulés au XVIIe, entre autres par Comenius, humaniste et père de la pédagogie moderne, les philosophes Descartes et Leibnitz, l’évêque anglais John Wilkins, puis au XVIIIe par Condorcet et même Ampère. Les tentatives se multiplient désormais dans diverses directions. Une floraison de langues artificielles apparaît au XIXe avec un semblant de succès à partir de 1827 pour le langage musical Solrésol de Jean-François Sudre, et une percée aussi spectaculaire
qu’éphémère pour le Volapük du prêtre allemand Johann Martin Schleyer à partir de 1879.

La langue que l’on appellera plus tard espéranto apparaît en 1887 au moment où le volapük, qui a bénéficié d’une propagande que l’on dirait aujourd’hui à l’américaine, amorce son déclin. Le volapük laisse derrière lui l’idée d’un fiasco ; son nom entre dans le vocabulaire avec une nuance péjorative. Plus de 600 propositions infructueuses se sont échelonnées du IIe siècle au XXe, de plus en plus nombreuses et rapprochées dans les trois derniers siècles. Cette longue série d’échecs est à l’origine du préjugé selon lequel il s’agit là d’un projet irréalisable, d’une utopie. Ce n’est là, en quelques lignes, qu’un survol à grande vitesse de l’histoire plus que millénaire d’un rêve dont la concrétisation n’a commencé qu’en 1887 avec la seule langue construite pour ce rôle et devenue vivante : l’espéranto.

Une longue marche

Occupée par les puissances voisines, la Pologne est rayée de la carte lorsque naît Ludwik Lejzer Zamenhof, le 15 décembre 1859, à Bialystok. Le contexte linguistique, politique et social dans lequel il vit son enfance l’amène à penser que l’abolition des barrières linguistiques constitue une étape à franchir pour faire évoluer les esprits de la méfiance vers plus de confiance. Doué pour les langues, il parvient à élaborer dès l’âge de 19 ans un premier projet de Lingwe Uniwersala que son père détruira. Il en présente un autre à l’âge de 28 ans, en 1887, sous le nom de Langue Internationale et sous le pseudonyme de Doktoro Esperanto .

Le premier club d’espéranto naît en 1888 sur les ruines du club de volapük de Nuremberg lorsque ses membres découvrent la nette supériorité de la langue proposée par le Dr Zamenhof. C’est aussi dans cette même ville de Nuremberg, en 1889, que paraît "La Esperantisto", le premier journal en Langue Internationale. Le cercle des personnes qui se lancent dans son étude s’agrandit. La liste des mille premières adresses paraît la même année avec cinq noms en France, dont celui de Louis de Beaufront - en fait Louis Chevreux.
Plus de 60% des abonnés de La Esperantisto sont russes en 1895. Aux graves difficultés financières qu’il connaît s’ajoute l’interdiction d’entrée sur le territoire russe. Elle pourrait être fatale aussi à la Langue Internationale. Léon Tolstoï est bien malgré lui à l’origine de cet écueil Devenu un grand ami de l’espéranto après l’avoir étudié, le géant de la littérature russe n’est pas en odeur de sainteté auprès du pouvoir. L’écrit qu’il a accordé au journal a déplu à la censure tsariste. C’est le coup de grâce. La solidarité transnationale se manifeste alors pour la première fois pour sauver la langue. Un étudiant de l’université d’Uppsala et un directeur d’institut vinicole d’Odessa lancent à la fin de la même année un nouveau journal, "Lingvo Internacia". La période suédoise succède à la période russe , un peu comme dans une course de relais.
Les initiatives se multiplient. La progression s’accélère. Les mots premier ou première apparaissent de plus en plus fréquemment pour cette langue du Docteur Esperanto que l’on trouve déjà plus simple et sympathique de nommer espéranto . En Suisse, Hélène Giroud est en 1895 la première femme aveugle au monde à l’apprendre puis à l’enseigner. Professeur d’allemand, âgée de 28 ans, Alice Roux est la première femme à l’apprendre en France. Elle le fait découvrir en 1896 à un lycéen de Louhans, Gabriel Chavet qui, dès l’année suivante, y
fonde le premier club d’espéranto de France et l’un des six premiers au monde.

En 1898 paraît un premier numéro de L’Espérantiste qui annonce la fondation de la Société pour la propagation de l’Espéranto (SPPE). La période française commence pratiquement avec le XXe siècle. Edité en Suède depuis 1895, Lingvo Internacia est transféré en 1904 à
Paris où la rédaction se trouve depuis 1902. La langue se propage déjà hors d’Europe : Canada en 1901, Algérie, Chili, Japon, Malte, Mexique et Pérou en 1903, Tunisie en 1904, Australie, états-Unis, Guinée, Indochine, Nouvelle-Zélande, Tonkin et Uruguay en 1905, et ainsi de suite.
1905 est, au même titre que 1887, une année historique dans le monde espérantophone. Elle marque le premier rassemblement important de personnes de nationalités différentes réunies à Boulogne-sur-Mer avec l’espéranto comme seule langue commune. Avec 688 participants de vingt pays, ce congrès apporte la démonstration que l’espéranto est parfaitement adapté à la fonction de langue internationale.

1905, c’est aussi l’année de l’acceptation du "Fundamento de Esperanto", c’est-à-dire l’ensemble des principes intangibles qui garantissent la stabilité et l’évolution de la langue, et l’année de la création du Comité Linguistique qui constitue la première étape vers la fondation de l’Académie d’Espéranto, en 1908, au moment où la langue traversera une crise de "réformite" avec un plagiat nommé Ido .

Afin de protéger l’espéranto contre toute dérive idéologique, le congrès de Boulogne-sur-Mer adopte la Déclaration sur l’espérantisme :
"L’espérantisme est l’effort pour répandre dans le monde entier l’usage d’une langue humaine neutre qui, sans s’immiscer dans les affaires intérieures des peuples et sans viser le moins du monde à éliminer les langues nationales existantes, donnerait aux hommes des diverses nations la possibilité de se comprendre ; qui pourrait servir de langue de conciliation au sein des institutions des pays où diverses nationalités sont en conflit linguistique ; et dans laquelle pourraient être publiées les oeuvres qui ont un égal intérêt pour tous les peuples. Toute autre idée ou aspiration que tel ou tel espérantiste associe à l’espérantisme est son affaire purement privée, dont l’espérantisme n’est pas responsable."

Les congrès se suivent désormais chaque année jusqu’en 1913 : Genève, Cambridge, Dresde, Barcelone, Washington, Anvers, Cracovie, Berne. La première guerre mondiale éclate le 2 août 1914, juste au moment où le congrès de Paris, pour lequel 3739 personnes d’une cinquantaine de pays se sont inscrites, doit s’ouvrir en présence du Dr Zamenhof. Il n’aura pas lieu. Les autorités allemandes ont empêché Zamenhof d’y venir.
La guerre entraîne la disparition de nombreuses associations et publications d’espéranto, entre autres "Lingvo Internacia" . Beaucoup d’espérantistes sont tués au front. Zamenhof meurt le 14 avril 1917. Une solidarité sans frontières se manifeste malgré tout à travers la recherche de disparus. Président de l’Universala Esperanto-Asocio (UEA), qu’il a fondée en 1908, Hector Hodler recommande aux délégués de visiter autant que possible les prisonniers de guerre et de voir s’il n’y a pas des espérantistes parmi eux. L’association chrétienne des jeunes gens (YMCA) diffuse elle-même des brochures d’espéranto auprès des prisonniers de guerre de divers pays. Il est appris dans des camps de détention où aucun autre moyen ne permet à des personnes n’ayant aucune langue commune de bien se comprendre en aussi peu de temps. La fraternisation entre les prisonniers peut ainsi s’établir. Il n’est pas rare qu’un seul détenu enseigne la langue à plusieurs centaines d’autres qui copient les mots et les règles, entre autres en Sibérie.

L’Universala Esperanto-Asocio, dont le siège est à Genève, assure chaque jour la transmission de 200 à 300 correspondan-ces entre les pays belligérants, parfois même avec leur traduction, entre des amis séparés, des prisonniers, leur famille ou des proches. Le nombre de services ainsi rendus atteint 200 000 durant la guerre. L’espéranto est utilisé aussi par la Croix-Rouge. En 1916, alors qu’il est sous-secrétaire d’état à la santé, Justin Godart recommande son apprentissage par une circulaire aux infirmiers militaires. Il commande 10 000 exemplaires du petit manuel du capitaine Bayol, Esperanto-Rugha Kruco , pour le faire distribuer. Ce livret est traduit dans sept langues.

L’espéranto se relève très vite lorsque la paix revient, au point que, dès 1922, son enseignement est dispensé en Allemagne à 20 000 élèves par 630 enseignants. Par contre, la même année, le gouvernement français s’oppose avec hostilité à une proposition déposée au siège de la Société des Nations en décembre 1921 par onze pays parmi lesquels l’Inde, la Chine, la Perse et l’Afrique du Sud. Elle vise son inscription parmi les langues admises dans toutes les écoles du monde. Dans cet acharnement, le ministre de l’instruction publique va jusqu’à interdire, en 1922 - l’année même où Hitler, dans un discours prononcé à Munich, stigmatise l’espéranto -, la mise à disposition des locaux scolaires pour son enseignement, ce en quoi il sera imité en 1935 par le ministre de l’éducation du IIIe Reich. L’espéranto sort en définitive glorifié de cette démarche car il en reste un rapport de 1922 du secrétariat général de la SDN entièrement favorable à son enseignement. L’interdiction scélérate est annulée en 1924 par le gouvernement d’Édouard Herriot. La voie est donc libre et tout va très vite puisque quarante-deux savants de l’Académie des Sciences émettent la même année un voeu en faveur de son enseignement en tant que "chef d’oeuvre de logique et de simplicité".

À Kassel, en 1923, se tient sous la présidence d’honneur d’Albert Einstein le IIIe congrès de l’Association Mondiale Anationale (SAT), organisation à caractère socio-culturel et à vocation émancipatrice fondée à Prague en 1921 et dont la langue de travail est l’espéranto.
L’essor est fantastique dans certains pays. Le linguiste anglais Edward Thorndike constate au début des années 30 que l’espéranto est aussi répandu que l’allemand en Union Soviétique. Il est la principale activité culturelle de Laponie, sur la ligne ferroviaire de Luleå à Narvik.

En France, le Syndicat National des Instituteurs émet un voeu en faveur de son enseignement en 1932 et un autre en 1937. Député du Rhône, Maurice Rolland dépose en 1935 une proposition de résolution "tendant à inviter le gouvernement à introduire la langue internationale Esperanto dans les programmes de l’enseignement public".

L’intérêt de son application dans diverses sphères d’activités est démontré à l’occasion d’une importante conférence internationale qui se tient à Paris en 1937 dans le cadre de l’Exposition Internationale des Arts et des Techniques dans la Vie Moderne. Il en résulte que le ministre de l’Instruction publique Jean Zay estime souhaitable d’en faciliter l’étude. Son enseignement est admis dans le cadre des activités socioéducatives par une circulaire ministérielle du 11 octobre 1938 dont le texte est toujours valide.

Des entraves à sa diffusion sont pourtant apparues, parfois même avant les années 30, comme au Portugal et en Roumanie. Des interdictions et même des persécutions le frappent pour longtemps au fur et à mesure que la gangrène totalitaire gagne l’Europe et le monde, à partir de 1933 en Allemagne et des purges staliniennes en URSS. Dimitri Snejko est le premier espérantiste russe à être arrêté en URSS, à Minsk, le 5 février 1936. Il ne sortira du goulag qu’en 1955 et mourra en 1957. Ils seront des milliers à connaître le même sort.

La seconde guerre mondiale a des effets nettement plus catastrophiques que la première et laisse le mouvement exsangue. La durée du coup de frein qui a interrompu son élan peut être globalement estimée à l’équivalent d’une génération. Le relèvement est d’autant plus difficile que la guerre froide entrave les échanges et que les puissances anglophones cherchent, par des procédés dont la subtilité échappe à la majorité de nos contemporains, à imposer un jeu truqué à leur avantage dans la communication linguistique. Il leur suffit de faire croire à qui veut les entendre qu’une langue nationale - la leur - est la langue internationale et qu’il n’est point de salut en dehors de cette voie.

L’effort se poursuit malgré tout. Le congrès international de l’Éducation Nouvelle, qui se tient à Paris en 1946, formule un projet pour l’enseignement de l’espéranto et la formation de maîtres à son enseignement. Sa valeur dans les échanges culturels internationaux fait l’objet de recommandations lors des conférences générales de l’UNESCO, en 1954 puis en 1985 [1], et de l’Organisation Mondiale du Tourisme à Manille (Philippines) en 1980. En 1993, après une enquête longue et pointilleuse, le PEN-Club International admet l’Esperanto-PEN-Centro en son sein.
Dans sa préface du premier manuel publié en 1887, Zamenhof avait défini ainsi le but de la Langue Internationale : Que chaque personne ayant appris la langue puisse l’utiliser pour communiquer avec des personnes d’autres nations, que cette langue soit ou non adoptée dans le monde entier, qu’elle ait ou non beaucoup d’usagers .

Quoi qu’en disent certains en parlant d’échec de Zamenhof, l’objectif premier qu’il s’était fixé est bel et bien atteint, et nul ne peut nier que l’espéranto est effectivement utilisé de nos jours pour des buts et dans des secteurs d’activités très diversifiés sur tous les continents.
Dix-huit siècles se sont ainsi écoulés entre le système de signes ébauché par Galien et l’espéranto qui est aujourd’hui bien présent sur Internet (utiliser le mot clé "esperanto").

Tout comme les projets de langues internationales se sont multipliés à travers les siècles, les démarches se multiplient de nos jours auprès des autorités et des élus de pays toujours plus nombreux pour faire admettre l’espéranto comme langue à part entière dans l’enseignement, et
auprès des organisations internationales pour son adoption comme langue auxiliaire commune à tous les peuples.