Réponse de Claude Piron à Jean-Jacques Aillagon

Publié le lundi 9 août 2004 par admin_sat

Monsieur Jean-Jacques Aillagon
Ministre de la Culture et de la Communication
3, rue de Valois
75001 Paris

Gland, le 26 mars 2004

Objet : Vos propos à France-Inter

Monsieur le Ministre,

La présente lettre reprend le message que je vous ai adressé par l’Internet le 23 de ce mois. Ma première idée était de vous l’envoyer sous pli recommandé, vu ses incidences juridiques possibles, mais j’ai finalement décidé de faire confiance au courrier ordinaire. Voici le texte en question, dans une version légèrement modifiée :

Dans l’émission Alter Ego (France-Inter, 16 mars ), vous avez émis au sujet de l’espéranto des affirmations contraires à la réalité telle que tout tribunal peut facilement la vérifier. Cette présentation déformée est, je suppose, illégale. Je suis loin d’être compétent en matière juridique, mais je serais très surpris si le droit à l’information inexacte, même sans l’intention de tromper, faisait partie des droits reconnus dans la République. Elle vous impose en tout cas l’obligation morale de rectifier.

J’ai publié en espéranto un recueil de poèmes, une demi-douzaine de romans, une cassette de chansons, un cours universitaire et un grand nombre de nouvelles et d’articles. Un de mes romans est utilisé à l’Université de Shanghai, un autre a longtemps fait partie des lectures imposées aux étudiants d’espéranto de San Francisco State University. N’y a-t-il pas là au moins présomption en faveur d’une certaine valeur humaine et littéraire de la langue dans laquelle ces textes ont été écrits ? Cette valeur est-elle compatible avec ce que vous en dites ? Il m’intéresserait de savoir d’où vous avez tiré votre information sur l’espéranto. En tout état de cause, si vous ne pouvez étayer vos jugements, vous avez le devoir de vous rétracter face au public auquel, de bonne foi, sans aucun doute, mais dans l’ignorance de votre méconnaissance du sujet, vous avez communiqué des contrevérités appuyées par toute votre autorité de Ministre de la Culture et de la Communication.

Vous avez dit : "Quand on lit un texte en espéranto". Quels textes avez-vous lus ? Vous demander d’en donner des références précises (auteur, éditeur, année d’édition) serait excessif, mais vous pourriez peut-être me donner une idée du genre de textes auquel vous pensiez en prononçant ces mots. Par ailleurs, vous m’obligeriez si vous vouliez bien me dire où et quand vous avez appris l’espéranto. Comment, en effet, peut-on juger de la valeur d’un texte dans une langue qu’on n’a pas apprise ? Si vous n’avez pas étudié la langue et n’avez rien lu de sa production littéraire, vous vous devez de rectifier votre affirmation, car dire : "quand on lit un texte en espéranto," c’est donner aux auditeurs l’impression qu’on en a l’expérience, donc qu’on sait de quoi on parle, qu’on est compétent. Ils ont le droit de savoir que vous vous êtes laissé emporter par votre élan, et qu’en fait vous n’aviez pas les éléments d’information voulus pour vous prononcer avec une telle assurance.

Vous avez dit : " Une langue c’est une histoire, c’est l’expérience de nombreuses générations, c’est une élaboration très subtile, très complexe, d’une grammaire, d’un vocabulaire, d’une syntaxe, et je crois qu’on ne peut pas décréter une langue de toutes pièces." En prononçant ces mots, vous donnez à comprendre que l’espéranto n’a pas connu ce procesus. Par quels faits justifiez-vous que celui-ci n’a pas eu lieu ? Vous rendez-vous compte, Monsieur le Ministre, que nous en sommes à la sixième génération de personnes, de familles, dont l’une des langues couramment utilisées est l’espéranto ? L’analyse diachronique montre que cette "élaboration très subtile, très complexe, d’une grammaire, d’un vocabulaire, d’une syntaxe" s’est déroulée dans le cas de l’espéranto comme dans celui des autres langues vivantes [1]..Je vous mets au défi de produire des faits qui contredisent cette affirmation, ou même de me donner la référence d’un ouvrage, d’un mémoire d’étudiant ou d’un rapport de recherche qui conteste la réalité de cette lente élaboration, spontanée, collective et anonyme, qui a abouti à l’espéranto d’aujourd’hui.

Vous avez dit en outre : "Quand on lit un texte en espéranto, on voit bien que c’est certes très sympathique, cette idée de donner au monde entier une langue qui permettrait enfin, finalement, de revenir sur la tour de Babel et de nier l’histoire, mais cette histoire, elle est une réalité très forte." Où diable avez-vous pris qu’il s’agissait de revenir à la situation d’avant Babel ? Dans l’histoire de Babel, il n’y avait qu’une seule langue avant que les hommes se mettent à construire la tour. Jamais l’espéranto n’a visé à revenir à un monde unilingue. Ses partisans défendent avec ferveur la diversité linguistique et la multiplicité des langues et des cultures [2]
. Ils conçoivent uniquement l’espéranto comme truchement entre personnes de langues différentes, sachant par expérience qu’il remplace avantageusement le broken English auquel sont condamnés la plupart de nos contemporains dès qu’ils ont affaire à des étrangers.
Il est ironique de voir que vous reprochez aux partisans de l’espéranto de nier l’histoire, alors que c’est précisément ce que vous faites face aux auditeurs de France-Inter : vous niez la lente gestation de la langue, son accession progressive au statut de langue vivante, les innombrables ajustements mutuels qui en ont fait la seule langue au monde dont le substrat soit totalement d’ampleur mondiale. Les meubles se patinent, les villes se modifient, mais l’espéranto, à vous en croire, serait resté figé à l’état du projet de 1887 ! Heureusement, comme vous le dites à juste titre, l’histoire est une réalité très forte. L’espéranto est une langue vivante parce qu’il est le produit d’une histoire couvrant l’ensemble de la planète : 117 ans d’usage dans les circonstances les plus diverses, 117 ans de contacts, de persécutions [3], d’interactions émotionnelles et intellectuelles, de discussions sur tous les sujets, de création littéraire, d’activités de solidarité, de formation de couples, de résistance à la mauvaise foi et à la calomnie, ce n’est pas rien. C’est en passant par ce genre de vécu, comportant bon nombre d’épreuves, que naissent les cultures, y compris celle à laquelle l’espéranto a donné naissance. [4]

Poursuivant sur le thème de l’histoire, vous avez dit : "Cette histoire, elle n’a pas fait qu’opposer les hommes les uns aux autres, les pays les uns aux autres, les civilisations les unes aux autres, cette histoire elle nous a également enrichis." On ne peut que vous donner raison. Mais qu’est-ce que cela vient faire dans un débat sur l’espéranto ? Qui a jamais nié que l’histoire avait opposé les civilisations, les pays et les hommes et que ces conflits, comme la plupart des conflits et tensions, avaient débouché sur un enrichissement ? Je connais bien le monde de l’espéranto, où je vis depuis l’enfance, et je n’y ai jamais rencontré personne qui nie ce rôle de l’histoire. Vous semblez avoir accepté sans vérification et sans esprit critique la calomnie très répandue selon laquelle les usagers de l’espéranto croiraient que la paix dépend de la langue, ce qui revient à les assimiler à des imbéciles ou à de pauvres aveuglés, puisque cela implique qu’ils n’auraient jamais remarqué que des personnes ou des peuples de même langue pouvaient avoir de dramatiques conflits. Il est manifeste que vous avez de ce milieu une image qui n’a aucun rapport avec la réalité. Cela n’a rien d’étonnant – et c’est pourquoi je ne vous en veux pas le moins du monde – car c’est l’image que l’on retrouve chez la grande majorité des intellectuels. [5]
Mais ce n’est pas parce qu’une idée est très répandue qu’elle est vraie et qu’il est sain de contribuer à sa propagation, surtout si elle est, dans ses implications, insultante. Ici aussi, une rectification s’impose.

J’ai été peiné, en tant que poète et écrivain s’exprimant en espéranto, de vous entendre dire que "la langue en question est quand même une langue un peu sommaire, un peu pauvre, une sorte de rapiéçage de langues, de morceaux de langues puisés ici et là". En fait, l’espéranto est moins hétérogène que l’anglais et, franchement, je ne vois pas en quoi on peut l’assimiler à un rapiéçage. L’éventail de sources auxquelles a emprunté le français n’est pas moins large. D’ailleurs, ce qui détermine l’hétérogénéité d’une composition, ce n’est pas la diversité d’origine des éléments, c’est leur manque d’harmonie et de noyau assimilateur. Diriez-vous qu’une salade niçoise est un rapiéçage d’aliments puisés ici et là ? Les lois qui régissent l’assimilation des emprunts en espéranto en ont toujours assuré l’homogénéité. L’analyse linguistique le prouve, et si vous persistez à le nier, vous seriez bien aimable de m’indiquer sur quels faits vous vous appuyez.

Quant à dire que l’espéranto est sommaire et pauvre, je vous mets au défi de me le montrer en vous appuyant sur des faits. J’ai donné de nombreux exemples de sa richesse, de sa souplesse, de son adéquation à l’expression des pensées les plus profondes dans mon article "Espéranto - Le point de vue d’un écrivain", Le langage et l’homme, 1987, 22, 3, pp. 266-271, ainsi qu’au chapitre VII de mon ouvrage Le défi des langues (L’Harmattan, 1994). Traiter l’espéranto de sommaire est une insulte que rien ne justifie. Si vous maintenez ce qualificatif, veuillez me montrer, par une analyse comparative, soit de textes, soit d’enregistrements de conversations ou de débats, que l’espéranto est moins riche, moins nuancé, moins expressif, plus primaire que le français. Si vous ne le pouvez pas, vous me devez, ainsi qu’à l’ensemble des usagers de l’espéranto, des excuses publiques. Un homme d’honneur ne dénigre pas ce qu’il ne connaît pas. Et si par mégarde il l’a fait en public dans le feu de la discussion – il est humain de se laisser emporter – il s’excuse et rectifie. J’espère que vous tiendrez à vous montrer homme d’honneur.

"Faisons en sorte que chacun puisse finalement accéder au plus grand nombre de langues possible," avez-vous dit à la fin de l’échange, et cela signifiait manifestement : "c’est cela qu’il nous faut, ce n’est pas l’espéranto." Je vous engage à faire une enquête sur la corrélation entre polyglottisme et espéranto. Vous constaterez que la proportion de vrais polyglottes est plus grande parmi les personnes qui ont appris l’espéranto dans l’enfance ou la jeunesse que parmi un échantillon aléatoire de population de même niveau social. J’en suis un exemple vivant. Quand j’étais traducteur à l’ONU, nous n’étions que quatre à traduire en français à partir de l’anglais, du chinois, de l’espagnol et du russe. Sur ces quatre, trois pratiquaient l’espéranto. Et pour deux d’entre nous, c’est l’espéranto qui, appris dans l’enfance, nous avait donné le goût des langues et nous en avait énormément facilité l’acquisition. L’autre ex-collègue dans ce cas est Georges Kersaudy, auteur de Langues sans frontières (Éditions Autrement, 2001), auprès de qui vous pourrez vérifier que je dis la vérité. Si vous voulez vraiment que "chacun puisse finalement accéder au plus grand nombre de langues possible", encouragez les enfants et les jeunes à apprendre d’abord l’espéranto. Vous serez surpris de constater à quel point le contact direct avec les cultures les plus distantes motive pour apprendre les langues. Si j’ai fait un diplôme de chinois, c’est parce qu’à l’âge de quinze ans j’ai correspondu en espéranto avec un jeune Chinois qui m’a initié à sa culture.

Je suis navré, Monsieur le Ministre, de devoir vous dire toutes ces choses désagréables. Mais reconnaissez que pour quelqu’un qui connaît cet univers de l’intérieur, vos affirmations à l’emporte-pièce sont difficiles à digérer. Je dois à l’espéranto une telle part de mon bonheur, de mes amitiés, de la découverte du monde et de mon enrichissement culturel qu’il m’est réellement douloureux d’entendre des propos comme les vôtres : pourquoi, en assumant un ton d’autorité non fondé sur une réelle compétence, détourner de ce trésor des personnes qu’il pourrait intéresser si on leur en présentait une image honnête, objective ? Devrais-je ajouter qu’en dissuadant les gens d’apprendre l’espéranto, comme le font vos propos, vous privez mes écrits, sans base objective, d’une part de marché ? Mes textes sont en général très prisés par les nouveaux élèves. De quel droit intervenez-vous injustement dans le déploiement spontané des intérêts culturels de la population, au point de priver un auteur de lecteurs potentiels ? Décidément, j’ai bien des questions à poser à un avocat.

Je suis prêt à débattre de l’espéranto en public avec vous, à France-Inter ou dans tout autre forum à votre convenance. Normalement, un avocat de la défense ne donne aucune indication à la partie adverse sur la façon dont il compte procéder, mais je serai beau joueur : les références bibliographiques citées en bas de page vous permettront de voir comment je défendrai mon point de vue. Vous pourrez ainsi préparer votre stratégie d’attaque en sachant à quoi vous attendre. Mais méfiez-vous ! Je connais vraiment bien la question.

Je me réserve le droit de publier et de diffuser la présente lettre, ainsi que de l’afficher sur l’Internet. Il va sans dire que je donnerai la même diffusion, si vous me le demandez, à la réponse que vous voudrez bien m’adresser. Comme vous le voyez, je tiens à jouer franc-jeu.

J’espère que votre sens de l’éthique et de la culture vous amèneront à étudier ce qu’il en est de l’espéranto réel. Si, comme je le crois, cette étude vous convainc que vous avez parlé à la légère, je ne doute pas que vous tiendrez à assumer vos responsabilités et à expliquer au public que vous vous êtes laissé aller à des affirmations injustifiées. L’équité n’en demande pas moins.

Veuillez croire, Monsieur le Ministre, que si ma déception est grande, mon respect vous reste néanmoins totalement acquis.

Claude Piron ("nom de plume" pour certains livres : Johan Valano)


Intervention de M. Jean-Jacques AILLAGON, ministre de la Culture et de la Communication , dans l’émission "Alter ego" de Patricia MARTIN sur FRANCE INTER, avec Bernard PIVOT, écrivain invité pour son livre "100 mots à sauver" paru chez Albin Michel.

Assistant à la réalisation : Vanina SCAGLIA

QUEL AVENIR POUR LA LANGUE FRANCAISE ?
Réalisation : Valérie AYESTARAY

Réponse du ministre à un auditeur prénommé Serge :

JEAN-JACQUES AILLAGON :
Monsieur, je pense fondamentalement, et je crois d’ailleurs ne pas faire preuve de grande originalité en vous répondant de cette façon, qu’une langue ne peut pas être décrétée de façon artificielle. Une langue c’est une histoire, c’est l’expérience de nombreuses générations, c’est une élaboration très subtile, très complexe, d’une grammaire, d’un vocabulaire, d’une syntaxe, et je crois qu’on peut pas décréter une langue de toutes pièces. Quand on lit un texte en espéranto, on voit bien que c’est certes très sympathique, cette idée de donner à au monde entier une langue qui permettrait enfin, finalement, de revenir sur la tour de Babel et de nier l’histoire, mais cette histoire, elle est une réalité très forte, cette histoire elle n’a pas fait qu’opposer les hommes les uns aux autres, les pays les uns aux autres, les civilisations les unes aux autres, cette histoire elle nous a également enrichis. Que serait la littérature universelle si elle n’était pas faite d’une addition de littératures particulières ? Donc je crois que, plutôt que de tenter de promouvoir de façon un peu artificielle à mes yeux, une sorte de langue parfaite qui réunirait tous les hommes, en tout cas prétendrait réunir tous les hommes, il vaut mieux défendre le principe de la pluralité, du pluralisme linguistique, y compris dans l’espace européen, faire en sorte par exemple que dans l’espace européen, on ne consente pas à l’affirmation de plus en plus fréquente d’une langue unique, d’une langue d’usage unique, mais qu’on affirme bien l’excellence du principe de la diversité linguistique. Et faisons en sorte que chacun puisse finalement accéder au plus grand nombre de langues possibles.

PATRICIA MARTIN : C’est peut-être pas un hasard d’ailleurs que ça n’ait pas pris, non plus, l’espéranto. Il y a eu des tentatives, et puis on voit bien que ça ne marche pas.